Impair dans la boue Bertine : Brêve-6

Impair dans la boue Bertine : Brêve-6

Joseph, Marie, Noé... D'évidence, dans ce sixième billet, Bertine joue avec les prénoms des protagonistes. Elle s'en explique : je ne vais tout de même pas donner les vrais, ils m'en voudraient et moi aussi.

Rose-May, douze ans d'âge, je parle d'une petite fille, pas d'un whisky. Je venais voir Marie, c'est sur sa fille que je suis tombée. La porte n'avait pas fini de s'ouvrir, je croisai son regard trop tôt, l'inquiétude s'y lisait. Elle se reprit très vite, adopta une attitude interrogative et joyeuse. J'expliquai en retour que c'était sa mère à qui je voulais parler. Avenante, elle s'effaça pour m'inviter à entrer :
- Maman n'est pas là, mais elle ne devrait pas tarder, voulez-vous l'attendre ?
J'entrai donc pour la première fois au domicile de Joseph et de Marie, un lieu simple et accueillant. Nul trophée n'y attendait le visiteur, juste l'expression d'une foi, dont on lisait la profondeur à la modestie des signes exposés.

De vrais croyants, ce n'est pas tous les jours que j'en croise... Même qu'il régnait dans le lieu une étonnante invitation à la sérénité. Elle m'introduisit dans une sorte d'alcôve latérale. Une table, deux bancs, du bois brut, j'étais dans mon élément. Elle m'offrit une citronnade et prit place face à moi. Je notai sa complaisance à tenir la conversation, plutôt que de me planter là, à attendre sa mère. Un miracle : en dix minutes de causette, aucun smatphone n'avait jailli entre nous. En fait, elle me préparait juste à mon inévitable confrontation avec son petit frère, Jules. Un monument.

Huit ans au compteur, gazé au point d'en être quasi muet. Un cas particulier d'autisme, m'expliqua-t-elle. J'observai l'enfant, dans la pièce adjacente, il était à genoux, sur un grand papier blanc. Des craies grasses tout autour de lui. Vue de loin, sa gestuelle m'impressionna tellement que je me suis levée. Je m'approchai de lui sans précaution, histoire de ne pas le surprendre. Il ne se retourna même pas. Sans répit, entre ses mains, les couleurs explosaient au sol. Il ne ne me fallut pas long pour comprendre qu'à l'insu des adultes, ce gamin était en train de réinventer le pointillisme abstrait. J'interpellai Rose-May. Elle me regarda bizarrement un moment , puis consentit à m'emmener dans sa chambre. Le choc ! Les murs étaient couverts des dessins de Jules. Le musée d'Art moderne de New York pouvait aller se rhabiller. Sous mes yeux, l'inventaire d'un monstre, ordonné, comme une aventure poétique pleinement surprise, pleinement comprise. Rose-May avait pigé depuis des lustres que son golio de frangin était un génie. Le langage parlé, pour lui, n'avait d'évidence aucun intérêt. Un superflu. Un panneau me choqua, des noirs, des ocres, des carmins. Derrière le désordre apparent des points, avec le bon recul, des chairs dans la nuit. Son obscénité à peine cachée me prit à la gorge - un enfant de huit ans !-, je manquai d'air. Rose-May me capta avant même que je ne m'exprime. Elle avait perçu mon trouble comme si elle savait déjà tout de cette œuvre.
- Il n'allait pas très bien. Maintenant, c'est mieux.

Elle me dirigea d'autorité vers une oeuvre à peine moins glauque, une végétation de points, luxuriante et étouffante. Plus je m'éloignais, plus l'imbroglio verdoyant semblait se refermer sur moi. Je crus voir me venir en aide une grande affiche du voyage de Gulliver. Il y était aux prises avec les lilliputiens, enserré dans les multiples liens jetés sur lui. Je passai du trouble à un inextricable malaise. L'arrivée de Marie m'extirpa à point nommé du marécage dans lequel je sombrais.

J'aime bien Marie. Femme au foyer filiforme, belle, désirable, inquiète. Tous les ferments y sont, je me calmais en me concentrant sur la réalité de la situation. Certains disent que j'érotise tout ce que j'aborde. C'est sans doute vrai. « Qui n'élève, par Éros, la beauté des êtres, trahit le vivant. » Pour l'instant, ne serait-ce que pour sa propre sécurité, je me félicitai que ce soit moi à ses côtés : dans des accès de panique, elle jetait les mots tout autour d'elle, terrorisée par l'absurdité de ce qui lui tombait sur la gueule. Il résulta de ce tourbillon de paroles que Joseph restaurait les boiseries de l'église depuis une semaine, lorsque le Père lui tomba dessus. Cette histoire d'appareil volé était absurde, dans la mesure où Joseph se désintéressait totalement de la photographie. L'innocence du pauvre diable crevait les yeux, enfin pas tous...

Elle fit du thé, Rose-May rejoignit son frère. Incidemment, j'interrogeai la belle sur sa curieuse fille. Elle eut un sourire peiné pour décrire une adolescente repliée sur elle-même. Elle séchait fréquemment l'école, rejoignait son père, travaillait le bois, ne fréquentait aucun camarade de son âge, à l'exception d'un seul, le petit Noé. Son temps libre appartenait à Jules, auquel elle vouait une totale dévotion. Débordant sa retenue naturelle, la face rosie par l'audace, Marie m'invita à tout faire pour sauver son pauvre mari. Je la rassurai, le ridicule de son arrestation s'opposait à la fermeté de sa foi. Un combat par trop déséquilibré, l'aventure cesserait avec la fin de sa garde à vue. Des larmes dans les yeux, elle me raccompagna jusqu'à la porte. Je fis un violent effort sur moi pour ne pas la prendre dans mes bras...

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publication : 12 février 2020
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