Le prêche du 25 mai 2025
La violence est la seule alternative au travail.
Mes bien chères sœurs, mes bien chers frères,
On dénonce souvent la violence du travail ou, inversement, on identifie la violence comme un travail. Je voudrais, en quelques remarques, développer une approche plus émotionnelle, moins politique, de ces notions de travail et de violence qui, de fait, s’opposent.
Il y a cette ville en illustration, accumulation du travail acharné d’une multitude de travailleurs additionnant leurs habiletés pour offrir à la communauté un lieu de vie fonctionnel et agréable. Et qui, par un revers de puissants, devient la cible d’êtres primitifs préférant détruire que construire, dans le seul but d’asservir des populations dont ils voleront demain le travail.
J’avais sous les yeux, il y a peu, la photo d’un samovar en argent réalisé par un dinandier arménien au début du XXe siècle. Pièce unique, résultat d’un savoir-faire incroyable, fruit d’années d’apprentissage et de pratiques laborieuses.
Si l’on y prête attention, il y a une triple victoire inscrite dans cet objet : celle, lointaine, de la satisfaction de l’artisan, se prouvant à lui-même qu’il pouvait y parvenir et relever le défi que constitue pareille réalisation ; celle, tout aussi lointaine, de l’utilisateur qui vivait le bonheur de l’admirer en buvant un thé chaud et d’y tremper ces fameux biscuits en forme d’anneau que l’on appelle souchki ou baranki ; enfin, ma propre joie, à l’évocation qui me parvient de cet être rassurant, plein d’habileté, et mort depuis un temps où je n’étais même pas dans les couilles de mon père.
Étonnamment, aucun soldat turc n’osa détruire le samovar à coups de crosse, et l’artisan lui-même fut épargné.
Je pense à cette femme, laborieuse et généreuse, s’usant à l’usine, au bureau, où vous voulez, et qui s’échine par son travail à offrir un asile à un soi-disant intellectuel, peut-être artiste, sûrement trop branleur pour se sortir les doigts du cul, et qui, pour compenser ses frustrations, se répand en agressivité et discours pédants.
Je pense à ce mineur, ou ce « moins que rien sans papiers », éreinté avant l’heure, ramenant chaque jour le maigre bénéfice de son sacrifice, aidant par cela la progression d’une machine qui s’échine à le vider de sa substance dans les meilleurs délais, à la gloire de la rentabilité.
Je pense à ces vampires, préleveurs de dîme, qui capitalisent sur le travail d’autrui. Je pense à ces planqués, artisans du moindre effort, qui cultivent l’art de baisser la tête en rasant les murs. Je pense à ceux qui ne choisissent pas, se retrouvent là, à assumer ce que les circonstances leur imposent.
Que nous reste-t-il lorsque, quelles qu’en soient les raisons, nous renonçons devant l’entreprise, devant l’effort ? Il nous reste la violence.
J’en entends, au fond, qui ragotent : « Ma parole, cette fois, la Bertine, elle vire à droite réac toute ! »
Vous pouvez penser ce que vous voulez, mais la question de savoir par quels moyens nous nous sustentons dans l’existence reste centrale dans le débat qui oppose le travail et la violence. Qui nous nourrit, exactement ? Quelle proportion de notre existence volons-nous aux autres, par quel truchement ? Quelle partie de nous-mêmes offrons-nous à autrui ?
Mes bien chères sœurs, mes bien chers frères, tout ça, c’est de la morale à deux balles. Je lui préfère l’esthétique.
Dans le travail, il y a la beauté de cette accumulation d’efforts menant à la satisfaction d’être encore debout. Il y a la jouissance qu’apporte la maîtrise du geste et de l’esprit à embellir le monde, à se sentir interface entre la boue et le divin. Il y a ce sens, très artificiel, que donne le labeur à notre vie.
Allez en paix, user vos coudes à boire des canons à la santé du Très-Haut.
Sœur Bertine
Crédit photo : Maurice Lambert (1910 - 2004)