Le prêche du 13 juillet 2025
J’ai fait un rêve.
Mes bien chères sœurs, mes bien chers frères,
Un soir de beuverie réunissant quelques amis, on m’a demandé ce que je pensais de l’intelligence artificielle. Le nez dans ma bergamote, je ne sus que répondre. Je dois l’avouer, ce truc sans affect me laisse totalement indifférente. L’amant de ma chérie, toujours alerte, s’empressa d’affirmer que l’IA était plus artificielle qu’intelligente, mais de mon point de vue, cet aspect est sans importance.
J’ai fait un rêve.
J’étais accoudée au bastingage de mon yacht ultra-moderne. Il y avait quelques amis : Mark, Donald, Elon, Jeff, j’en oublie. Nous traversions une mer de détritus en buvant du champagne. Parfois, nous croisions le ventre blanc d’un cétacé mort d’avoir abusé des sacs plastiques généreusement mis à leur disposition. C’est con, un cétacé, un peu comme ces hordes laborieuses qui polluaient sans retenue notre belle planète.
Une nuée de larbins de synthèse nous servait des zakouskis ; quelques créatures bien en chair paraient à nos besoins les plus pressants. Dans les rires et les acclamations, nous célébrâmes le chemin parcouru : nous avions sauvé le monde, notre monde.
Bientôt, nos armées de robots-poubelles auraient nettoyé les océans, repoussé dans le vide interstellaire les déjections de la chienlit prolétarienne. L’œuvre touchait à sa fin.
Il y avait eu cette période pleine d’incertitude où l’humanité dite civilisée, transformée en lemmings par le truchement de la téléphonie portable, s’acharnait à finir de tuer l’idée socialiste. Les derniers humanistes rendaient l’âme sous les quolibets. Tel un virus, la haine facile se répandait dans le tissu social, détruisant chez le manant toute idée d’espoir et de retour. Il ne manquait plus que l’ingrédient indispensable pour en finir définitivement avec ces masses, vulgaires, laborieuses et nécessaires : l’intelligence artificielle et tout ce qui en découle.
On s’en foutait de savoir si l’IA était intelligente. Elle l’était toujours plus que le laborieux qui s’agglutinait dans les stades en vociférant ; que le travailleur qui s’imaginait que les néo-fascistes allaient lui rendre sa dignité ; que ces enfants qui pelletaient dans les mines jusqu’à n’être plus rien, pour la gloire d’un fantasme écologique.
L’intelligence artificielle remplaça l’indigent dans la moindre des tâches dont nous attendions les bénéfices. Quand je dis nous, je parle de l’élite bien sûr, amis des arts, de la beauté, de la préservation du patrimoine, du bon goût, de l’intelligence créatrice. Pas de ces masses incultes et tonitruantes, toujours dans le besoin, dont nous faisions nos laquais depuis la nuit des temps.
Fini les routes bondées de « congés payés », les revendications inutiles, le gaspillage des ressources vitales, les pollutions innombrables, les prétentions insensées. L’éradication du prolétaire était une nécessité écologique ; elle était dans l’ordre du développement de l’humanité vers le sublime. Les robots ont fait tout cela pour nous.
Évidemment, comme nous l’avons toujours fait, nous gardons dans des fermes spécialisées quelques exemplaires de femmes attirantes, d’enfants délicats à croquer. Un peu comme ces élevages de chiens de race dont l’élégance sied à notre grandeur. Les yeux rivés sur la ligne d’horizon, mes amis et moi riions à la gloire de cette belle réalisation.
Je me suis réveillée dans les reliefs de ma nausée, avec un mal de crâne digne d’une pochtronne. Les images du cauchemar hantaient mon aube, obscurcissaient mon avenir immédiat. Dix grains de prières me furent nécessaires pour calmer mes désordres ; le premier rosaire mit un terme à la vision. Je retins la leçon : je ne boirai plus de thé à la bergamote.
Mes bien chères sœurs, mes bien chers frères, nous avons raison et bel esprit de nous accoutumer à la présence de ce nouvel ami qu’est l’intelligence artificielle : il nous possède déjà. Nous sommes Ysengrin, il est le goupil.
Un dernier conseil avant la dispersion : allez en paix et gardez-vous des méfaits du thé à la bergamote.
Sœur Bertine