Impair dans la boue Bertine : Brêve-17

Impair dans la boue Bertine : Brêve-17

Dans ce billet 17, Martin ne fait pas le fier.

Je vous fais grâce de mon évacuation et du repli stratégique des Trois brigands au château. Nous avions laissé Luciole gérer les garnements et étions partis pour l'hosto. Martin, c'est pas un clodo comme nous deux. La caisse de Luciole, vous hésiteriez à monter dedans. Sans compter qu'il faut se battre avec le bordel pour y faire sa place et que la moitié du trajet ne sera pas de trop pour décoincer la ceinture de sécurité. Attention, celle de Martin, c'est du tout cuir avec des boiseries charmantes. La ceinture fonctionne, le siège passager se laisse docilement régler, que du bonheur. Même avec mes côtes en long, j'atteignis un certain niveau de confort. Martin était super prévenant, un peu beaucoup peut-être. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il me ramassait à la petite cuillère, jamais je ne l'avais vu comme ça. Délicat, il attendit le retour, deux heures plus tard, pour lâcher ce qui le tarabustait. Il m'avait refait le plein de calmants, j'étais cool à la réception.
- Bertine, il faut que je te parle de ce qui m'est tombé dessus, c'est directement en rapport avec ton enquête. Je ne sais pas où tu en es de tes hésitations, mais les événements ont pris des décisions à ta place et par ma faute.
- Qu'as-tu fait ? Que veux-tu dire ?
- Comme tu le sais, j'ai examiné avec soin les photos de la boîte à gâteaux, et l'une d'elles m'a interpellé. En regardant attentivement, on devine une tierce personne, dans le reflet d'une vitre, un adulte. Seulement, la qualité médiocre du tirage et le manque d'éclairage rendaient impossible toute identification. Du coup, je l'ai porté à un collègue de la scientifique qui est spécialiste en traitement d'image. On a fait ça sur un coin de table, en deux temps, trois mouvements, nous avions un visage.
- Il n'était pas masqué ?
- Non. C'est l'enfant qui était cagoulé... Mais écoute la suite. C'est là que j'ai fait une connerie : avec le collègue, nous avons recherché le gars sur les bases de données qui nous étaient accessibles. Nous avons rapidement trouvé notre suspect, et en même temps déclenché à notre insu une alarme. Notre homme est un VIP, les services compétents ont eu vent de notre recherche, une heure plus tard, nous étions dans le bureau du grand chef, à transpirer face à trois messieurs.
- Tu plaisantes ?
- J'aimerais bien. C'est arrivé il y a trois jours, lors de mon passage dans les locaux de la PJ. Pour tout te dire, je n'ai pas le droit de t'en parler. Tu as été citée à plusieurs reprises durant l'interrogatoire. Ils sont allés très vite. De la photo à la boîte, il y a eu mon aveu. De la boîte à toi, un brin de logique, surtout en prenant en compte les soupçons stupides du capitaine. En une demi-heure de remontage de bretelles et de recoupements, ils embrayaient sur ton cas.
- Je devrais trembler ?
- Trembler ? Ce n'est sûrement pas le moment, tu marches sur des oeufs.
- Mes chances ?
- Importantes, ces messieurs t'apprécient. Ta capacité à être aimée des flics me sidérera toujours. Mais ton aura ne tient qu'à certaines conditions. Je suis censé t'y contraindre habilement, sans rien te révéler. Je me suis abstenu de les dissuader, vous allez tous tomber d'accord.
- Tu veux dire que ça interfère avec ce qui s'est passé avec les enfants ?
- Fortement. Tiens-le-toi pour dit : tu n'as jamais découvert ces gamins, tu n'as que trouvé la boîte à proximité de la mare, dans un buisson, comme tu voudras, mais pas à proximité de la cabane. Ton enquête s'arrête là. Tu parles de ces enfants à quiconque et tu plonges.
- Ils connaissent leur existence ?
- Heureusement que non. J'espère que tu ne m'en voudras pas, j'ai minimisé tes résultats.
- Et le vagabond ?
- Libéré. Ta boîte à biscuits l'a totalement disculpé. Il n'en reste pas moins qu'à l'avenir, tu vas devoir surveiller les gosses. Te voilà un peu mère de famille.
Il avait beau me la faire comique, je n'en menais pas large. Évidemment, l'identité du gazier capable de déclencher un pareil jeu de clochettes méritait d'être connue. On approchait de la maison, je la jouai simple :
- C'est qui, ce mec ?
Martin eut un gros temps d'hésitation, mais il avait signé le pacte des trois. À Luciole et moi, il ne pouvait pas nous la chanter perso.
- C'est un vieux noble, catholique et richissime. Une ancienne famille, puissante et vieillissante. Il est cul et chemise avec un nombre impressionnant d'évêques et ne rate jamais le 15 août à Lourdes, il y dispense ses bienfaits aux malades. C'est un radin notoire à qui tout est dû. Il n'est pas question d'exercer une quelconque pression sur ce type. Il est d'ailleurs surveillé, dans le cadre d'un plan de protection des personnes sensibles, face aux menaces terroristes. C'est comme ça qu'on s'est fait épingler avec notre recherche.
Je ne vous donnerai pas le blase à particule de ce pingouin, mais il me laisse un goût amer en bouche. Dans mon nouveau métier, c'est la conclusion qu'on ne veut pas, et qui a l'aplomb de tout simplifier. Par un ordre venu d'en haut, ces pauvres gosses ont perdu le droit d'être coupables. Comme par miracle, une brume d'innocence s'est déposée sur nos vies. Les enfants, le vagabond, moi-même, tous blanchis sous la divine lumière d'un puissant.
Je vais vous faire une confidence : lorsqu'une ancienne victime se retrouve face à un rappel de l'injustice subie, son esprit la ramène invariablement à l'expérience vécue, cet indissoluble cadavre de notre mémoire. Va-t'en vivre avec ça. Je me battis un moment avec des idées de meurtre, avant de riper vers un futur possible et positif, un truc simple, à très court terme :
- On bouffe quoi aujourd'hui ?
- J'étais en train d'y penser. Nous avons le temps de faire des courses.

Arrivés au château, nous tombâmes sur une Luciole surexcitée. Après avoir raccompagné Noé chez lui, avec un carton de bouffe, prélevée sur notre stock, elle s'était rendue chez Rose-May, histoire de discuter le bout de gras avec sa mère et mater l'oeuvre de Jules. Sidérant, c'est le seul mot qu'elle a retenu pour qualifier les élucubrations picturales du monstre. Elle en avait fait des photos et s'était empressée de les envoyer à ses contacts dans les milieux artistiques. Elle s'enflammait beaucoup, ma Luciole magique. Elle parlait déjà d'expo aux États-Unis, patrie de l'art moderne.
Quoi ? Pourquoi je traite Jules de monstre ? Parce que c'en est un ! Génial et monstrueux, tout simplement. Pour commencer, contrairement à ce qu'elle laisse entendre, Rose-May n'a jamais été abusée par le curé et ses complices. Pour preuve, je ne vous l'ai jamais dit, il n'y a que des garçons sur les photos du vieux satyre. Elle n'a fait que voler au secours de son petit frère. Ensuite, si je cherche un chef à la bande des Trois brigands, il crève l'écran de mes suppositions. Faut pas me prendre pour un lapin de trois semaines : d'une simple croix tracée sur la table, il a ordonné la raclée qui s'est abattue sur ma gueule. Sans parler des manches de pioche, qui n'étaient pas là lors de ma précédente visite de la cabane. Lui, il m'attendait.

En fin de repas, Martin, un peu pompette, nous en a raconté une bien bonne, sur son boulot. Comme ils se connaissent à peu près tous, les infos fuient plus ou moins librement, surtout lorsqu'elles font rire les derniers de cordée et grincer les gradés. Ainsi donc, il avait une anecdote à nous conter, sous le sceau du secret le plus absolu, bien entendu. C'est pourquoi je vous la chuchote :
- Joseph, vous vous rappelez ? Le père de Rose-May, le premier embarqué de l'affaire. Ce type, c'est le meilleur, le plus fou, il a juste transformé sa garde à vue en anathème, un truc de dingue. Les flics en sont sortis totalement épuisés ; lui, il rayonnait de compassion. On raconte que Joseph, n'y comprenant rien, était incapable de répondre au flot de questions qui lui étaient posées. Avec le temps, la pression, mise intentionnellement sur lui par les enquêteurs, n'eut d'autre effet que de le conduire à une transe mystique. À partir de cet instant, il se décontracta totalement et se borna à leur expliquer qu'ayant fait le choix d'une existence vouée à la violence, ils étaient irrémédiablement condamnés aux enfers. Là-dessus, magnanime, il se mit à prier pour leur salut. Inatteignable, il a tenu vingt-quatre heures sans qu'aucun d'eux ne puisse obtenir autre chose que des : « Pauvres hères, j'ai grande pitié pour vos âmes » ou des « Offrez-vous à la rédemption ». Comme ils ne se sentaient de le tabasser et que leurs accusations reposaient sur que dalle, ils ont fini par le virer, sans un mot d'excuse. Il est rentré chez lui, plus blessé par la mort du curé que par sa mésaventure chez les damnés.

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publication : 1 juillet 2020
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