Impair dans la boue Bertine : Brêve-18

Impair dans la boue Bertine : Brêve-18

Tout a une fin, même les pires. Dans l'épilogue que constitue ce dix-huitième billet, Bertine nous tire provisoirement sa révérence.

Le confinement nous a considérablement rapprochés, tous les trois. Les qualités de danseur de Martin m'avaient échappé, et l'exubérance de Luciole surpasse de loin l'idée que je m'en faisais. Le croiriez-vous, je ne me suis jamais préoccupée de savoir sur quoi leur relation était fondée. En fait, je m'en fous. Pour moi, l'amour repose sur la liberté. L'autre me touche lorsqu'il hésite, se trompe, cache maladroitement, malgré lui, ce qu'il croit être une faute à mes yeux. Je m'émeus de ces combats intérieurs que la mousse qu'ils produisent révèle. Pour cela, nulle entrave possible. Si on aime ses fleurs, alors on ne plonge pas la plante dans la nuit.
Pas à pas, j'ai observé Luciole abandonner sa culpabilité, s'autoriser progressivement à jouir sans retenue de ce que je ne pouvais lui prodiguer. Aujourd'hui, sa gueule de repue me fascine. En retour, elle m'envoie comme jamais dans les étoiles.
Dans le même temps, Martin a engagé sa révolution culturelle. Manifestement, il y avait du boulot. Il a tout de même mis un an à nous sortir sa paire de claquettes. C'est délicieux de voir sa raideur se diluer dans les élucubrations de Luciole. Son regard ne me fuit plus. Un poil de plus, il s'autoriserait la concupiscence à mon endroit. Enfin, c'est pas fait...

L'office, c'est la pièce où nous croisons nos vies. La froideur bourgeoise des salons et autres salles à manger nous l'a fait préférer à tout autre lieu. Autrefois réservé à la domesticité, il garde en ses murs l'onde communautaire de gens simples, authentiques. C'est là que nous dînons la plupart du temps, buvons des canons, fumons des digespliffs et nous abstenons de refaire le monde.
Une fois encore, autour d'une blanquette, nous y dérivons jusqu'à l'attablée. Au milieu des reliefs et des boissons, nous échangeons en hélicoïde. Souvent, Luciole, la plus sanguine, amorce le processus par une provocation grandiloquente. Cette fois, elle s'est surpassée :
- On l'enlève ! On a plein de caves pour ça. On reverse la rançon à une association d'aide aux victimes.
Martin s'étouffe dans son pinard. Moi, je me contente d'imaginer Luciole, en train d'agresser un aristocrate, fût-il amateur de petits garçons. Je la freinai en douceur :
- Ton plan ne marche pas, la violence est un domaine qui t'est inaccessible. Je te conseille de commencer par apprendre à être méchante, c'est la base.
Martin, remis de ses émotions, digresse dans le raisonnable :
- Donc, si on résume, nous avons un groupe de pédophiles, auquel appartient notre curé. Premier acte : lorsqu'ils s'attaquent à Jules, Rose-May, sa soeur, le découvrant au travers de son oeuvre picturale, voit rouge. Afin d'y mettre un terme, celle-ci organise le meurtre du curé, avec la complicité active de Noé. Notons, rien ne prouve, à ce stade, que Noé soit une victime du curé. Aucune photo n'a été retrouvée parmi les biscuits bretons. Par pudeur, personne n'a encore osé demander aux gosses s'ils les avaient extraites de la boîte et détruites. Deuxième acte : les photos pédopornographiques révèlent un complice. Je l'identifie et découvre à mes dépens que ce dernier est protégé en haut lieu. Fin de l'enquête, nous voilà tous complices d'un secret mettant les assassins du curé à l'abri de la machine judiciaire. Ma pauvre Bertine, tu désirais l'absolution pour ces enfants ? Tu viens de l'obtenir de la manière la plus abjecte.
- C'est crûment dit. C'est gravement juste. Je suis prise au piège de mon mensonge par omission. J'ai voulu tortiller du cul pour épargner ces gosses. Ils sont saufs, merci, et moi je paye le prix de ma lâcheté, qui n'est rien d'autre que de l'arrogance. Qui ai-je véritablement sauvé ? En fermant ma gueule, j'ai juste participé à protéger une ordure encore à même de nuire.
- Tu ne pouvais pas savoir.
- Tu n'entends pas Soeur Maria haranguer ma conscience.
- Je comprends. Je compatis aussi, devant le profond sillon que ton ex-Mère supérieure a laissé en toi.
Son argument me touche. Il a raison, il a tort, il ne peut pas comprendre. Luciole revient par sa face tendre :
- L'épreuve grandira ces enfants, si nous les accompagnons. La culpabilité ne peut pas nous mener à l'inaction. Réagissons !
- Tu vois juste. Jules sans Rose-May est perdu, Noé et elle ne tiennent debout qu'appuyés l'un sur l'autre. Les Trois brigands doivent rester soudés. Donnons-leur de bonnes raisons d'avancer dans la vie.
- Vous défendez toutes les deux ces garnements, c'est beau. Mais n'oubliez pas qu'ils ont tué de manière préméditée, selon un mode opératoire immonde. Verriez-vous les choses de la même manière si c'étaient des adultes ?
Sacré Martin, voilà une bataille de consciences bien inutile, tout s'était joué au-dessus de nous. Je vois ma truanderie se faire balayer d'un revers bureaucratique, drôlement démonstratif. Mû par une avidité de condamné, l'éphémère humain s'organise en pyramides de débordements, où violence et contention créent la raison. Ce n'est pas une poignée de pauvres gosses violés qui changera quoi que ce soit à ce bel arrangement. Il est remarquable d'observer que tout cela tient debout par le simple ciment de la corruption.
La logique qui prévaut ici devrait me renvoyer en position foetale dans un coin de ma cellule. Martin le sait, pour preuve, depuis notre retour, il m'a mise en observation. Je ne fais plus trois pas sans qu'il soit là, avec sa gueule d'enfariné et ses pilules. En fin de débat, légèrement agacée, j'en parle à mon piano, il m'invite à la réparation, dans des syncopes inharmonieuses de forcenée. L'ange Zappa traverse le salon à plusieurs reprises, sans oser m'interrompre.
Mon père avait raison de me rechercher dans les bordels de mon pays d'accueil. Pensez ! Une mate métisse, jolie, dressée, elle ne pouvait finir que là. Seulement, je n'y suis pas, c'est un fait. Le monde n'a pas changé, c'est seulement moi qui ai glissé.
J'ai une larme pour tous ces gens qui militent pour un monde meilleur, et se trompent sans doute de question. Changer les autres, se placer au centre, quelle illusion. Comme me disait Clément : « Si ton maître ne te plaît pas, arrête de le servir. » J'ai toujours trouvé sa tirade lapidaire. Ma mère sup' m'en servait une autre, j'y repense en m'acharnant sur Ravel, qui ne m'a pourtant rien fait : « Ma fille, le Malin te tient par tes désirs. Cesse d'attendre. » Agaçant. Aujourd'hui, j'ai passé leurs sermons au mixeur de ma détermination. Pour preuve de ma bonne humeur, j'ai renoncé à châtrer cet abominable Conte de mes Deux Ovaires. De toutes les manières, la sauvegarde des Trois brigands m'empêche d'agir dans la précipitation. La vengeance est un plat qui se mange froid, il ne perd rien pour attendre.
À guetter Martin, toujours en embuscade, je ne vois pas venir Luciole. Elle, c'est du frontal ; au premier silence pianistique, la voilà sur mes genoux. Toute en sourire, elle m'envoie :
- Devrais-je m'inquiéter ?
- Pour quoi donc ?
- Ton jeu, comment dire, je te sens en colère ; autant te le dire, les rats quittent le château.
- J'extrais la beauté de l'horreur, c'est bruyant. Et puis, il y a Martin, si je flanche, y va me médicamenter, mais maintenant que t'es là, avec tes caresses, j'ai moins peur.
- Je suis l'alternative aux pilules. On se prend une chambre ce soir ?
- Bonne idée, j'ai besoin de m'oublier. Et lui, on en fait quoi ?
- S'il te sait avec moi, il rangera ses saloperies de médicaments dans un tiroir et pourra prétendre à une bonne nuit. Pour confidence, il se sent très merdeux.
- Il a tort, il a fait jaillir la vérité. Ce n'est pas de sa faute si elle est moche.
...
En fait, on s'est sélectionné la chambre de la tour, avec son grand lit et sa salle d'eau attenante. Martin, soucieux d'échapper à nos cris, s'est retranché dans une mansarde lointaine. Vous espériez sans doute une conclusion grandiose, une belle arrestation, une partie de jambes en l'air, un truc extraordinaire, quoi ! J'en suis désolée, mais n'oubliez pas, trois enfants ont touché un ticket pour un nouveau départ. Et ça, c'est pas de la merde !

Avant de monter avec ma belle, je voulais vous remercier d'avoir suivi cette enquête et tenu le coup jusqu'à l'épilogue. Dans la foulée, je tenais à remercier mes deux complices sans lesquelles j'étais perdue :

- Marion Moulin, dite M2, qui a réalisé les illustrations de ce récit. (Trublion.com)

- Anne-Sophie Guénéguès, Des Mots Passants, qui a corrigé les billets. (DesMotsPassants.unblog.fr)

Vous pouvez également retrouver l'intégrale d'Impair dans la boue sur Luxuriance.fr

Bonsoir.


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publication : 29 juillet 2020
L' Amicale De Bertine sur FaceBook : @ADBertine
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